Jazz Magazine / Jazzman #607, October 2009


David Sylvian interview in Jazz Magazine / Jazzman #607, October 2009.
Interview : Frédéric Goaty


© donald milne

J’entends toujours les fantômes de Ghosts dans votre chant, et votre écriture aussi…
La façon dont j’approche une chanson compte moins que l’idée, plus générale, de déconstruction d’un arrangement. Ghosts fonctionne certainement comme un prototype : c’est là que l’idée, et surtout son exécution, ont donné de vrais résultats. Mais il y eut par la suite d’autres chansons qui ont échoïsé cette approche : Weathered Walls, Gone To Earth, Pop Song, etc. Avec “Blemish”, la forme traditionnelle a plus ou moins été abandonnée, et nous sommes entrés dans un monde plus abstrait, pour tenter de créer de nouvelles formes. “Manafon” est une extension de cette appoche.

À la première écoute, “Manafon” semble effectivement être la suite “logique” de “Blemish”. Mais l’accent est particulièrement mis sur la voix, vous avez “cadré” d’une autre manière les impros libres de vos accompagnateurs…
Il y a une différence, comme vous le savez, entre ce que l’on appelle “jazz” et “improvisation libre”. Bien que beaucoup pensent que les racines du free improv proviennent du jazz, et que son évolution l’a peu à peu défini en tant que genre à part entière. Si l’on considère tout ce que j’ai publié depuis dix ans, “Manafon” est peut-être le disque le moins traversé par un feeling “jazz”. D’un autre côté, il embrasse l’improvisation plus que tout ce que j’ai enregistré à ce jour.

Improvisez-vous live en studio avec vos musiciens ?
Non. J’écris les paroles et je m’enregistre en quelques heures, dès que je me retrouve pour la première fois seul avec la musique, ce qui est aussi une forme d’improvisation – peut-être pas dans sa forme la plus pure... L’économie de moyens mis en œuvre reflète, je crois, les improvisations elles-mêmes.

Quelles sont vos influences aujourd’hui ? Dans “Manafon”, vous oscillez entre le chanté et le parlé...
Il m’est très difficile de définir exactement d’où mes influences proviennent. J’ai absorbé et digéré tant de choses qu’elle peuvent surgir dans mon travail sans aucun calcul de ma part. Vous tenez vraiment à ce que je vous cite deux artistes-vocalistes qui résonnent encore en moi ? Robert Wyatt et Tim Buckley. Mais je ne suis pas certain que vous arriverez à entendre leur “influence” chez moi…

Nick Drake, John Martyn ? Vous avez travaillé avec le contrebassiste Danny Thompson, qui a aussi enregistré avec eux…
Drake et Martyn font tous deux partie de mon régime musical depuis des décennies. De Martyn, je n’ai cependant écouté que ses disques acoustiques. Là encore, ce n’est peut-être pas si évident, mais j’ai souvent ressenti une profonde parenté avec Drake.

Pensez-vous avoir créé votre propre esthétique ?
Ce n’est pas à moi mais aux autres d’en décider…

Noël Akchoté a participé à des séances que vous avez dirigées…
... mais elles ne convenaient pas à la tonalité globale de “Manafon” – comme beaucoup d’autres d’ailleurs... Mais j’adore Noël – le musicien et l’homme –, et je serais ravi de travailler à nouveau avec lui.

Comment avez-vous rencontré Evan Parker ?
J’ai l’habitude d’écrire aux musiciens, de les appeler… Dans le cas d’Evan, c’est très simple : je suis assez proche de quelqu’un qui travaille pour ECM aux Etats-Unis, et je lui ai demandé son adresse email...

Aimeriez-vous enregistrer pour ECM, sous la direction de Manfred Eicher ? Vous avez joué un rôle décisif dans le dernier CD d’Arve Henriksen, “Cartography”, publié par ce label…
Je ne suis pas certain que ce serait une bonne chose. Mais si un jour Samadhisound n’existe plus, certainement. Mais je ne crois pas que j’ai personnellement besoin du patronage de Manfred Eicher, bien que j’aie un profond respect pour lui et son label.

Malgré le “pouvoir” grandissant du téléchargement, légal ou illégal, vous continez de croire au support CD…
Je n’ai pas un attachement particulier au CD en tant que médium, mais j’ai évolué dans une période où la musique y était liée, et je ne suis pas prêt à abandonner totalement cette idée de support physique. Pourquoi ? Parce que j’adore la notion de “collection de chansons”, les thèmes, les concepts, la façon dont on les habille, le design du CD... Les nouveaux médiums repoussent les limites, mais je ne veux pas perdre ce qu’il y a de bon – et parfois de mauvais… – dans le fait qu’on présente une “suite” de chansons. Chacune d’entre elles peut être appréciée en tant que telle, comme un poème extrait d’un recueil, mais je crois qu’on ne peut saisir toute sa résonance qu’en ayant connaissance du recueil complet, non ? Chacun fait comme il veut, mais moi j’aime présenter un travail complet. Et tant que ce sera possible, je le ferai.



noël akchoté © david sylvian

Noël Akchoté about David Sylvian

« J’ai une drôle de chance (dans la vie s’entend), souvent j’fais des rencontres. Mais de vraies rencontres, c’est-à-dire avec des gens dont j’ignore à peu près tout ou presque l’instant d’avant. Il semble que par le biais d’un ami commun japonais, David avait entendu dès sa sortie un album solo (“Alike Joseph”, Rectangle, Rec-AN, épuisé) où précisément je joue sans jamais toucher les cordes de l’instrument (une guitare Duo-Sonic Fender de 1962 et un ampli Princeton, Fender). Ça doit commencer à peu près là, l’histoire. Sauf que de mon côté je n’avais jusque là acheté qu’un seul de ses albums et principalement à cause du guitariste Robert Fripp (King Crimson, Brian Eno, Cheikha Rimitti, The League of Crafted Guitarists, etc.). Ensuite je me souviens avoir reçu un email (en pleine tournée avec David Grubbs, celle où d’ailleurs pour la petite histoire Yann Tiersen nous avait très gentiment proposé de passer notre seul jour off en studio avec lui pour une BO et ce à quoi nous avons préféré à l’unanimité aller manger longuement dans un excellent restaurant français de la capitale), provenant de son management au sujet de séances d’enregistrement (encore) qui plus tard devinrent l’album avec Derek Bailey (là aussi je ne sais plus pourquoi mais ça ne se fit pas).

De David Sylvian, je crois savoir pas mal de choses au fond alors que de sa musique et de ce qu’il provoque chez ses fans je ne connais presque rien. C’est de ce type de rencontre dont je parle. Et on se parle regulièrement beaucoup puis pas du tout puis encore plus. Ça fait pas mal d’années que cela dure, régulièrement. Nous avons passé quelque jours en studio à Vienne ensemble, où il m’a dirigé en solo d’abord, puis dans diverses combinaisons avec Keith Rowe et Christian Fennesz. Plus tard, il a voulu mixer les bandes master d’“Alike Joseph” pour le rééditer sur Samadisound, et ce fût une expérience forte encore. J’ai l’air de vouloir éviter de parler de lui, de son travail, mais c’est plus une sorte de pudeur et de réelle ignorance. Est-ce que ses fans au fond n’ont pas ce même rapport à lui ? Est-ce que tout son chant, ses mondes, ses présences, ne sont pas de l’ordre de l’intime justement ? A peine descriptibles si ce n’est à l’entendre. Le David Sylvian que je connais est avant tout une personne, et cette personne joue une musique qui est la même. Peut-être aussi que j’aime à préserver ce lien au monde extérieur qui est le sien, comme on protège un ami. Parce que c’est son choix, sa façon d’être là en donnant enormément et en se retirant aussi tout de suite après.

Je me sens sincèrement très proche de lui et à la fois tellement différent. Je repense à cette phrase de Sollers : « Pour savoir à quel point l’on partage avec une ou un autre il suffit de vérifier pendant combien de temps on peut rester dans le silence, ou à écouter une musique ensemble ».

Avec David j’ai cette impression, celle aussi d’avoir ouvert une porte qui va durer très longtemps, de s’offrir le luxe d’essayer plein de choses et de n’en retenir aucune, sans la moindre obligation, pleinement libres et présents. Il a son idée, j’ai les miennes, on se les refile : je voudrais vraiment que l’on enregistre des chansons et standards de Broadway juste tous les deux, sans rien d’autre. On a quelques vies pour le faire je pense. Quitte à se dévoiler ici un peu je vais vous dire une chose : il me fait terriblement penser au Chet Baker qui vous tenait la main sans dire un mot et en regardant les gens autour pendant la durée d’une pause entière entre deux sets. Cette même conscience du monde. Peut-être aussi une même image publique qui a fait du mal et qui n’est pas la réalité de ses êtres plus que sensibles, et forts à la fois. Les rencontres vous font une vie, la musique pareillement. »
Noël Akchoté




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